Les risques de la libération des prisonniers de Daech en Syrie : Quelle(s) menace(s) pour le Maghreb ?
Auteurs: Colonel Major (R) Mokhtar Ben Nasr, Dr. Tarek Ghazel, Nael Hajji
©Insight Advisory 360° Dec-2024
Introduction
La récente libération de prisonniers affiliés à Daech (ISIS) en Syrie soulève de vives préoccupations quant à la sécurité régionale et internationale. Depuis la chute du califat autoproclamé en 2019, des milliers de combattants et leurs familles ont été détenus dans des camps et des prisons administrés par les Forces démocratiques syriennes (FDS), soutenues par des puissances occidentales. Cependant, la fragilité de cette gestion, exacerbée par la surpopulation carcérale, l’instabilité politique et le manque de ressources, a conduit à des libérations controversées et même à des évasions massives lors d’attaques organisées. En octobre 2024, plus de 600 détenus ont été libérés dans le cadre d’une amnistie générale, illustrant les limites des FDS à contenir durablement cette menace.
Cette situation ne se limite pas au contexte syrien ; elle alimente les inquiétudes concernant la réactivation des réseaux terroristes dormants à une échelle transnationale. Daech, en quête de renforcement, pourrait exploiter ces libérations pour recruter et redéployer ses capacités, non seulement au Moyen-Orient, mais aussi dans des régions stratégiques comme le Maghreb. Cette menace est particulièrement préoccupante dans le Maghreb, qui présente des vulnérabilités spécifiques : des défis socio-économiques tels que le chômage et la marginalisation, des frontières poreuses facilitant les infiltrations, et une proximité géographique avec le Sahel, une région déjà marquée par une instabilité chronique et la présence de groupes jihadistes.
La connexion entre migration, instabilité économique et radicalisation complique davantage la situation. Les flux migratoires en provenance du Sahel, souvent détournés ou exploités par des groupes armés, constituent à la fois un défi humanitaire et une opportunité pour les réseaux extrémistes d’élargir leur influence. Dans ce contexte, les anciens combattants affiliés à Daech pourraient jouer un rôle clé dans le renforcement des réseaux terroristes locaux, accentuant les tensions dans des pays comme la Tunisie, l’Algérie, le Maroc et la Libye.
L’impact potentiel de ces libérations sur la sécurité du Maghreb souligne l’urgence d’une réponse coordonnée, combinant des mesures sécuritaires immédiates et des stratégies préventives à long terme. Ces évolutions mettent en évidence la nécessité de stratégies globales et intégrées pour contenir la menace terroriste, renforcer la résilience des sociétés locales et éviter que ces combattants expérimentés ne viennent amplifier les défis sécuritaires déjà existants en Afrique du Nord et au-delà.
Avec la chute du régime syrien, quelle menace pourrait constituer la libération de ces individus pour la sécurité de la région du Maghreb ?
La chute du régime syrien pourrait constituer une menace majeure pour la sécurité de la région du Maghreb, en particulier à travers les conséquences de la libération ou de l’évasion de prisonniers affiliés à Daech (l’État islamique). Ces détenus qui ont été incarcérés dans des prisons administrées par l’ancien régime syrien ou les forces kurdes (comme les Forces démocratiques syriennes), représentent une source de préoccupation pour plusieurs raisons.
D’abord, ces prisons abritent des milliers de combattants de Daech, dont certains sont originaires de pays maghrébins tels que la Tunisie, le Maroc, l’Algérie et la Libye. En cas de vide sécuritaire (ce qui est le cas au cours de ces derniers jours) et l’effondrement des structures de détention, ces individus se sont évadés, libérés, ce qui facilite leur retour ou leur infiltration dans leurs pays d’origine. Leur présence dans le Maghreb pourrait entraîner une recrudescence des attentats, ciblant aussi bien des zones urbaines que rurales, ainsi que des institutions étatiques et des civils.
Ces combattants expérimentés agiraient également comme catalyseurs pour de nouvelles vagues de radicalisation. Ils pourraient non seulement renforcer les réseaux jihadistes locaux, mais aussi jouer un rôle clé dans le recrutement et la formation de nouveaux membres, en particulier parmi les jeunes vulnérables.
Par ailleurs, les connexions déjà existantes entre le Maghreb et le Sahel, une région profondément instable en raison de la présence de groupes tels qu’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et les affiliés de Daech, pourraient être intensifiées. L’afflux de ces combattants pourrait renforcer les capacités opérationnelles de ces groupes, exacerbant les tensions dans des zones déjà fragiles comme le Mali, le Niger et le sud de la Libye.
La Libye, en particulier, constitue un point stratégique pour ces réseaux terroristes. Sa situation géographique, combinée à son instabilité politique chronique et à la porosité de ses frontières, en fait une porte d’entrée idéale pour les déplacements clandestins et la réorganisation des groupes extrémistes.
Enfin, les difficultés socio-économiques dans plusieurs pays du Maghreb offrent un terreau fertile pour la propagation des idéologies extrémistes. Ces défis, qui incluent le chômage, la marginalisation sociale et la faiblesse des infrastructures, peuvent être exploités par ces groupes pour recruter de nouveaux membres et étendre leur influence.
Face à ces menaces, il devient urgent de mettre en œuvre des stratégies globales et coordonner pour prévenir l’intensification de la menace terroriste dans le Maghreb et le Sahel, tout en renforçant la résilience des sociétés locales face aux discours de radicalisation
Insécurité et flux migratoires dans la région du Maghreb
Carte des flux migratoire du Sahel vers l’Afrique du Nord Source
Dans le Sahel, l’intensification des violences terroristes a poussé des millions de personnes à fuir leurs foyers. Selon les Nations Unies, plus de 4,5 millions de personnes étaient déplacées internes ou réfugiées dans cette région en 2024. Ces populations fuient non seulement les affrontements armés, mais aussi la destruction des infrastructures économiques et sociales, rendant leurs zones d’origine invivables.
Ces flux migratoires suivent des routes bien établies vers le nord, où les réfugiés espèrent trouver plus de stabilité. Cependant, le passage par des régions sous contrôle ou influence des groupes armés présente des risques considérables :
- Exploitation et recrutement forcé : Les groupes terroristes utilisent les routes migratoires comme opportunité pour recruter ou exploiter les populations en fuite. Cela ajoute une dimension sécuritaire aux défis déjà liés à ces migrations.
- Trafic humain : Les réseaux criminels, souvent en connivence avec les groupes armés, exploitent les migrants pour financer leurs opérations, augmentant leur capacité à opérer dans la région.
La Tunisie en première ligne?
La Tunisie, en tant que pays maghrébin proche du Sahel et point de transit vers l’Europe, ressent directement les effets de ces flux migratoires :
- Augmentation des arrivées irrégulières : Une partie des migrants en provenance du Sahel, fuyant les violences ou la pauvreté exacerbée par l’instabilité, tente de traverser la Méditerranée via la Tunisie. En 2023, les autorités tunisiennes ont signalé une hausse des départs depuis ses côtes, souvent alimentée par des migrants subsahariens.
- Risque d’infiltration terroriste : Parmi les flux migratoires, il existe un risque que des éléments terroristes se dissimulent pour atteindre des cibles au Maghreb ou en Europe. Ce scénario complique les efforts de gestion migratoire et de sécurisation des frontières tunisiennes.
- Pression socio-économique et politique : L’arrivée de migrants, souvent concentrés dans des zones déjà économiquement fragiles, exacerbe les tensions sociales en Tunisie. Cela alimente parfois des discours xénophobes et polarise l’opinion publique, compliquant davantage la gestion migratoire.
Repenser les politiques sécuritaires et migratoires
Le lien étroit entre insécurité au Sahel et migration vers le Maghreb met en lumière la nécessité de solutions intégrées. Pour la Tunisie, cela implique:
- Renforcement de la coordination régionale et le partage de renseignements : Une collaboration avec les pays sahéliens, maghrébins, du Moyen Orient et européens est essentielle pour sécuriser les frontières et surveiller les routes migratoires.
- Le contrôle des frontières : L’amélioration des infrastructures de surveillance et des capacités de gestion des frontières pour prévenir les infiltrations.
- Approche humanitaire combinée à une vigilance sécuritaire : Tout en respectant les droits de l’homme et des migrants et des demandeurs d’asile, il est crucial de mettre en place des systèmes de filtrage et d’identification partagé avec les pays de la région pour prévenir toute infiltration de réseaux criminels ou terroristes.
- La lutte contre la radicalisation et les programmes de prévention de l’extrémisme violent : la reprise des programmes de prévention de l’extrémisme violent en mettant l’accent sur les aspects éducatifs et sociaux pour contrer et prévenir les idéologies extrémistes.
- Renforcer les programmes de déradicalisation et réhabilitation : Ces initiatives doivent être prioritaires pour éviter que les anciens détenus ne rejoignent des réseaux terroristes actifs.
- Investissements dans le développement local : Réduire la vulnérabilité des populations sahéliennes passe par des projets de développement qui adressent les causes profondes de l’exode, comme la pauvreté et le manque de services de base.
Une Responsabilité Internationale
La gestion des prisonniers affiliés à Daech en Syrie ne se limite pas aux pays voisins ou à la région du Moyen-Orient, mais engage la responsabilité de la communauté internationale. Les pays d’origine des combattants étrangers, notamment les États du Maghreb, doivent jouer leur rôle en acceptant de rapatrier leurs ressortissants pour les juger ou les réhabiliter dans des conditions adaptées et conformes aux normes internationales.
Pour faire face à cette menace, une coopération renforcée entre les pays du Maghreb, les partenaires européens, et les institutions internationales telles qu’INTERPOL ou l’ONU est essentielle. Cette coordination pourrait inclure des mesures concrètes, notamment :
- La surveillance des flux migratoires irréguliers, afin de limiter les infiltrations clandestines.
- Le suivi des combattants étrangers de retour, par des programmes de surveillance et de réhabilitation adaptés.
- Le partage de renseignements sur les réseaux terroristes et leurs connexions transfrontalières.
Le retour potentiel de ces individus soulève également des questions sensibles au sein des sociétés maghrébines. Les débats pourraient s’intensifier autour des modalités de leur réintégration ou de leur traitement judiciaire, risquant de polariser davantage les opinions publiques sur les questions de sécurité et de respect des droits humains.
Dans ce contexte, les États maghrébins pourraient être contraints d’adopter des mesures plus strictes pour surveiller leurs frontières, lutter contre le terrorisme et contrôler les communautés perçues comme vulnérables à la radicalisation. Cependant, des politiques excessivement répressives ou mal perçues risquent d’accentuer les tensions sociales, créant un terrain fertile pour le recrutement jihadiste.
La libération des prisonniers de Daech en Syrie représente une opportunité de repenser les stratégies antiterroristes régionales. Une réponse proactive, basée sur la coopération internationale, la prévention, et le renforcement de la résilience sociale, est indispensable. Il s’agit de trouver un équilibre délicat entre les impératifs sécuritaires et le respect des droits humains, afin de prévenir une nouvelle vague de violence et de préserver la stabilité dans une région déjà sous pression.
Conclusion
La libération des prisonniers de Daech en Syrie représente un défi sécuritaire majeur pour le Maghreb, une région déjà sous pression face aux menaces transnationales. Une approche holistique, combinant mesures de sécurité immédiates et solutions préventives à long terme, est nécessaire pour contrer cette menace émergente. Les États maghrébins, avec le soutien de la communauté internationale, doivent agir rapidement pour éviter une escalade des risques terroristes.
Sources :
Foreign Policy Research Institute
Institute for the Study of War
Note d’analyse réalisée dans le cadre de L’OBSERVATOIRE SAHEL N°2021-01 pour le compte de la DGRIS